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Une fois seulement

ou

Petite leçon de savoir vivre avant de sortir dans le monde

 

On s'en doutera en la lisant, cette histoire est parfaitement imaginaire. 

Seuls les noms sont vrais.

 

L'histoire se passe au début des années soixante-dix.

Cornélia et moi habitions alors à Kerantré. Un de nos amis, Monsieur de X, la cinquantaine, célibataire, assez mondain, un rien précieux, nous rend visite.

- Sorry, lui dit Cornélia, qui hésite encore un peu entre les deux langues, Gérard n'est pas là, il est parti convoyer une bateau en Angleterre.

- Comment ? Il vous a encore abandonnée ? Mais c'était déjà le cas lorsque je suis passé vous voir il y a trois mois ! Ma chère Cornélia, vous devez vous morfondre...  Tenez, j'ai une idée : chaque année, en cette période, j'entreprends une tournée de mes amis du Val de Loire. Je suis sûr que Gérard ne vous a présenté à aucune de ces familles qui ont fait la gloire de la France... pourquoi ne m'accompagneriez-vous pas ? En tout bien tout honneur, cela va sans dire.

- Heu...

- Voila ce que je vous propose : Demain après midi, je vous embarque dans ma nouvelle Jaguar, nous prendrons le thé du côté de Nantes chez le comte et la comtesse de La Bourse-Plate, dans leur ravissant manoir de La Snoberie, puis nous passerons la nuit au château de Goinfreville, près d'Angers, reçus chez les La Chaise-Percée, des gens absolument charmants que vous adorerez. Après demain, départ matinal pour déjeuner à Vendôme chez mon cousin Enguerrand de La Déconfiture, un garçon très original dont Marie, la cuisinière, prépare le gibier à merveille ; thé à Chinon, chez les Machin-Chose, vous verrez, des gens très simples malgré le nom qu'ils portent... et retour à Kerantré dans la soirée... Qu'en dites vous ?

- Génious !

- Bon, ne grillons pas les étapes. Je me dois de demander d'abord l'autorisation à Madame votre belle-mère.

- A mon belle-mère ?

- Bien sûr, Gérard n'étant pas là, je ne voudrais pas qu'il puisse y avoir la moindre ambiguïté dans ma démarche.

 

Quelques heures plus tard...

Maman a convoqué Cornélia au grand Salon.

 

- Ma petite Cornélia, Monsieur X m'a fait part de son projet. C'est quelqu'un qui a bonne réputation ; par ailleurs je connais fort bien les La Bourse-Plate, quant à Emilie de La Chaise-Percée et son époux, chez qui vous passerez la nuit, ce sont nos cousins et je vais leur passer un coup de fil pour m'assurer que tout va bien. X a raison, ce petit voyage vous fera rencontrer des gens tout à fait remarquables, je n'y vois donc pas d'inconvénient. Toutefois... Toutefois il y a un point dont il faut que je vous parle...

- ?

- Après demain vous prendrez le thé chez les Machin-Chose...

- ?

- X vous a-t-il dit que Charles-Edouard de Machin-Chose est duc ?

- Non, mon Mère, enfin, I dont think so.

- MA Mère. Non MA Mère. Bon, je vais vous expliquer :

Un duc, c'est quelqu'un d'important. C'est un titre de noblesse très élevé, le plus élevé.

- Comme une lord ?

- Plus.

- Comme un prince ?

- Un peu moins.

- Ah, comme un diouque alors ?

- Si on veut. En Français on dit duc. Quoi qu'il en soit, la famille de Machin-Chose est une des plus anciennes et des plus illustres de notre pays. Alors voilà, il y a certains usages qu'il faut absolument respecter.

Pour le duc, pas de problème : vous êtes une femme mariée et, malgré la différence d'âge, la galanterie française veut qu'il vous baise la main. Ne soyez pas surprise, ne tendez pas la main trop ostensiblement, ne résistez pas non plus, ayez le bras souple et délié et tout ira bien.

- I see...

- Pour la duchesse, c'est un peu plus compliqué.

- Je connais le révérend !

- Qui ça ?

- Oui, on m'a appris le révérend, comme ça dit Cornélia qui se prend les pieds dans le tapis en tentant une sorte de génuflexion dynamique.

- Ah ! Vous voulez dire la révérence ! Mais non, ça n'est pas la reine d'Angleterre. Je vais vous dire comment procéder pour garder son rang tout en manifestant une certaine considération.

- Je dois l'appeler Madame la Duchesse ?

- Justement, tout est là ! N'oubliez pas que nous ne sommes pas n'importe qui, alors pas question de lui donner du "Madame la Duchesse" à chaque phrase, seuls les gens du commun agiraient ainsi. Non, pour vous c'est plus subtil, ce qu'il faudra faire, c'est lâcher une fois dans la conversation un "Madame la Duchesse" bien placé. Mais attention, comprenez moi bien, une fois seulement, surtout pas plus. Et pas tout de suite en la voyant, vous auriez l'air de vous débarrasser d'une corvée. Il faudra le glisser habilement dans le cours de la conversation, très naturellement. Et j'insiste, une fois seulement !

M'avez-vous bien compris ?

- Heu... Yes.

- Bon, mieux vaut vérifier. Ça tombe bien, c'est justement l'heure du thé, nous allons faire une répétition.

- Mélanie !

-Où peut-elle être encore ? Elle devient vraiment sourde !

- ME-LAA-NIIIIE !!! (ponctué par un coup de clochette impérieux).

 

- Madame la Comtesse…

- Mélanie, nous allons prendre le thé, Madame Gérard et moi.

 

Et quelques minutes plus tard...

 

- Le thé de Madame la Comtesse est servi !

- Non, Mélanie, la Duchesse ! Madame la Duchesse est servie !

- ? ! ? Heu, Madame la Con...du...ducon...Duchesse est servie !

- Très bien, Mélanie. Posez le plateau ici et laissez nous.

 

Et, dans le rôle de la duchesse, se tournant vers Cornélia :

 

- Ainsi X me dit que vous êtes anglaise ?

- Yes, enfin, oui. Mon père c'est un belge mais ma mère c'est une anglaise, mais j'ai presque toujours vivé en Angleterre...

- Ah, oui, ça s'entend ! Vous allez me raconter ce que vous faites en France, ça doit être passionnant, mais ne laissons pas ce thé refroidir. Bien sûr, vous aimez le thé ?

- Oui Madame, j'aime beaucoup la thé.

- Vous prenez du sucre ?

- Oui Madame le Duchesse

- LA duchesse !

- Yes, Madame la Duchesse, une pièce.

- J'imagine que vous voulez dire un morceau, et du lait ?

- Non Madame, merci.

- Parfait, conclut maman, il y a bien ces petites fautes de genre mais il faudra faire avec. Pour le reste, c'est bon, vous pouvez y aller. Maquillage discret, bien entendu pas de mini-jupe,  et souvenez vous bien : Une fois seulement !

 

Bien des jours après cet événement, et surtout après avoir reçu certaines explications, Cornélia se souviendra de quelques détails qui ne l'avaient pas frappée sur le champ. Il y eut par exemple cette réflexion de X, au moment où il se garait devant la demeure du duc de Machin-Chose :

" J'espère que nous ne les dérangerons pas, d'habitude je les préviens de ma visite, on va leur faire une surprise..."

Et aussi son humeur maussade sur le chemin du retour, et cette petite phrase qu'il marmonnait : " Imparable ! Évidement, c'était imparable ! "

 

Eh oui ! Pauvre X, alors qu'il roulait, guilleret, vers la Touraine avec Cornélia, le destin facétieux était lui aussi en marche. La petite leçon de savoir-vivre avait été bien assimilée. Trop bien ?

 

A Kerantré, au lendemain du retour :

 

- Alors, Cornélia, vous êtes rentrée tard hier soir, tout s'est-il bien passé ?

- Super, mon Mère, c'était une voyage vachement extraordinaire !

- MA Mère. Et... Chez le duc de Machin-Chose, tout s'est bien passé ?

- Exactement comme tu as dit.

- Comme VOUS avez dit. Racontez moi ça.

- Voilà, on est arrivé au salon, le duc m'a demandé si je connais Benoît d'Aboville, avec qui il va à la chasse.

- J’ai dit oui, et puis il a dit :

- Georgette nous attend dans la bibliothèque, nous y prendrons le thé, je suppose qu'une anglaise aime le thé ?

- J'ai dit oui.

En allant vers la bibliothèque, dans la couloir, X m'a pincé mon bras et il m'a dit dans mon oreille :

- Attention, c'est pas la duchesse, c'est la poule !  Compris ?

- J'ai dit oui.

Alors, on a pris le thé.

Quand Georgette a dit : 

- Vous prenez du sucre ?

J'ai dit :

- Oui, Madame la Poule, un morceau.

Et je ne l'ai dit qu'une fois, une fois seulement !

 

Gérard d'Aboville

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Commentaires: 2
  • #1

    le rameur du 6 (mardi, 23 novembre 2021 00:42)

    Ouaf! Ouaf! Je me fend le gueule. Merci pour ce bon mot.

  • #2

    La voisine du haut ! (samedi, 27 novembre 2021 23:32)

    MDR ! beaucoup de personnes dans le village sont nanties, car elles en possèdent plusieurs !