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La semaine de Cowes

 

C'était en 1980. Nous commencions à maîtriser correctement notre Super Arlequin. 

 

L'idée nous est alors venue de nous confronter à l'international. Pourquoi pas la Semaine de Cowes ? Une semaine pour l'aller, une semaine sur place,une semaine pour le retour, c'était jouable. Autant nous commencions à nous sentir à l'aise autour de trois bouées, autant notre expérience hauturière se limitait grossièrement à la course de nuit du Spi Ouest-France.

 

Nous voilà donc partis de la Trinité sur mer, Gérard mon beau-frère, Florence ma belle-sœur, Alix leur fille âgée de quatre ans, et Claude un ami plein de muscles mais totalement étranger au monde de la voile, direction Jersey.

 

Afin de passer le Raz de Sein et le Four dans la foulée, nous décidons de faire une halte dînatoire à Audierne. Bombance faite, à peine les amarres larguées, Gérard et Florence décident alors d'aller se reposer et nous laissent Claude et moi le soin de nous faire passer en Manche.

 

Pas très rassurés, petit temps et moteur, lune gibbeuse, nous passons le Raz puis la Vieille et nous nous engageons dans le chenal du Four. Un œil sur la carte (pas de GPS à l'époque), l'autre sur le paysage qui défile, des carcasses de bateaux échoués éclairées par la lune... et la sensation désagréable d'être sur “le toboggan de la mort” de quelque fête foraine, sans possibilité de retour ni de mise sur pause.

 

Enfin, aux premières lueurs de l'aube, la Manche. Décompression, déconcentration.. et je vois bientôt des balises défiler en travers de notre route. Paumés ! Sueurs froides, étude éperdue de la carte... ça y est, nous voilà recalés. Retenir : les courants de Manche n'ont rien à voir avec ceux de Bretagne Sud.

 

Il ne nous reste plus qu'à mettre le clignotant à droite et direction Jersey. Oui mais, contrairement à notre attente, nous avons des vents d'Est, et donc louvoyage et navigation à l'estime. L'estime n'étant qu'une accumulation successive d'approximations, à l'approche des îles anglo-normandes par visibilité médiocre, le premier feu aperçu nous laisse perplexes. Jersey ? Guernesey ? Nous comptons les éclats, re-comptons... Jersey !

 

Amarrés à marée basse dans le port de Saint Hélier, je constate avec effarement la hauteur du quai : avec un marnage de plus de dix mètres, j'ai l'impression d'être au fond d'un trou. Sur les pontons, des panneaux alertent le plaisancier sur les abominations causées par la rage : il est donc strictement interdit de débarquer tout animal de compagnie, surtout s'il vient du continent.

 

Nous décidons de profiter de l'escale pour déambuler dans les rues et faire l'achat d'un whisky digne de ce nom. Foin des Johnny Walker ou autres médiocrités (à l'époque en France, nous appréciions plus le cognac ou l'armagnac que cette boisson à "l'odeur de punaise écrasée"). Ce sera un Glenfiddich !

 

C'est alors que Claude décide de téléphoner à son épouse afin de la rassurer et lui annoncer son prochain retour. Ses patients l'attendent prochainement, et une traversée de la Manche ne le tente guère. Il avise une magnifique cabine rouge, et je le vois encore... Ne possédant ni de monnaie britannique ni une parfaite maîtrise de la langue locale, il s'évertue, avec force gestes, à expliquer à une opératrice (probablement hilare) qu'il désirait passer un appel en Pi Ci Vi. Miraculeusement, tout rouge et suintant par tous les pores de sa peau, il finit par obtenir gain de cause. Bon retour, Claude...

 

Le lendemain, le Raz Blanchard et ses eaux tumultueuses, puis cap sur l'île de Wight.

 

Enfin, nous y voilà. Que de monde, que de bateaux sublimes... et de coques de noix improbables. Le soir même, nous voyons sortir quelques couples costume sombre & robe longue, de petits bateaux de six ou sept mètres, enjambant les filières et déambulant sobrement pour se rendre sans doute à quelque invitation. Je sens que je n'ai pas fini d'être surpris par nos amis britanniques.

 

Le grand jour arrive enfin, première régate. Comme toutes les régates du Solent, il s'agit de parcours délimités par des marques. Pas de triangles olympiques en ces eaux.

 

Je rappelle que le départ au son du canon (la classe !), est précédé par deux signaux : à moins dix et moins cinq minutes, puis lâchez tout. A Cowes, il y a un départ toutes les cinq minutes : le départ d'une classe, correspond aux cinq minutes de la suivante et aux dix minutes de la troisième. Il faut à la fois surveiller la flamme de la classe, la ligne de départ placée en travers du courant, et la multitude d’embarcations (à peu près six cents de mémoire). Il est à noter qu'aucun signal n'est donné en cas de coupure intempestive de la ligne. Élimination pure et simple du contrevenant, mais on ne le sait que le soir, à la proclamation des résultats ! Qui parle du stress du départ ?

 

Nous voilà donc partis en direction de la première marque, remontant le courant, nous voyons bientôt un groupe de bateaux nous passer sur bâbord au ras de la côte. Tout à nos habitudes d'entraînements à la Trinité, nous avons omis les subtilités des veines de courants. Nous abattons et nous joignons à la joyeuse bandes d'excités. La méthode est simple : virer quand la quille frôle le fond, et revirer quand le courant nous freine trop. Le tout ponctué de "starboard !" hurlés la bave aux lèvres par nos amis britanniques, qui ont pour principal objectif de nous faire échouer sur la plage ou lutter contre le courant. Autant à terre ces gens sont la courtoisie même, autant sur l'eau ils sont prêts à vous déchiqueter. Fair play sans doute, mais avant tout gagner (surtout face à un pavillon français) !

 

Généralement, nous finissons second de notre classe. Résultats que nous n'imaginions même pas. Sauf une fois où nous avons franchi la ligne en vainqueur (c'était à mon tour de tenir la barre). Le soir, confirmation à la publication des résultats. Champagne ! Que faute de matière première, nous avons dû remplacer modestement par des bières. Le lendemain matin, désillusion : une plainte avait été déposée contre nous et nous étions éliminés pour avoir mordu la ligne de départ. Pourquoi cette décision rétroactive ? Ah, ces anglais !

 

Par mesure de rétorsion, nous décidons alors de nous octroyer une journée de balade navale, à la découverte de la Beaulieu River côté Grande Bretagne, puis de passer douillettement la nuit au mouillage à la Newtown River côté île de Wight. Et c'est là qu'eut lieu ma révélation.

 

Afin de nous remonter le moral, nous avons ouvert la bouteille de Glenfiddich. Malgré ma réticence devant ce breuvage inhabituel, j'en acceptai un fond de verre, et y trempai le bout des lèvres... L'extase, seconde tentative, le nirvana... au bout de quelques fonds, plus de souvenirs, le trou noir. Tout ce dont je me rappelle, c'est que je me suis réveillé le lendemain matin au fond de mon sac de couchage, dans ma bannette, frais comme un gardon et sans le moindre mal de tête. Celui (ou celle) qui associe punaise et whisky est un paltoquet doublé d'un jean-foutre, tout juste bon à être flanqué à la baille ou bouilli et servi avec une sauce à la menthe ! Il n'y a pas que du mauvais chez nos voisins britanniques : ils nous ont apporté le whisky, le gin-tonic, et le fish and chips. Sinon... beaucoup d'emm... et ce n'est sans doute pas fini.

 

Après chaque arrivée, du haut de ses quatre ans, Alix salue la foule ébahie par l'âge de notre équipière.

 

Le dernier jour, nous avons eu droit à un feu d'artifice. Le bouquet final était censé représenter le portrait de la reine, la pauvre. Mais on ne peut pas exiger des anglais plus qu'ils...

 

Maintenant rentrer à la maison en longeant la Cornouaille et ses petits ports, tester les différents dosages de gin-tonics, grillades au barbecue sur le coqueron arrière… Puis fièvre importante accompagnée de toux de la petite Alix. Florence part à la recherche d’un médecin, mais aucun ne semble accepter de se déplacer à bord. Enfin, sans doute tenaillé par le remord, la mine renfrognée, un homme de l’art vient poser son diagnostic : rougeole !

 

L’ayant tous eu dans notre jeunesse, nous ne risquons plus rien, continuons notre périple, et profitons d'un petit coup de vent pour traverser la Manche et rejoindre l'Aber Wrac'h.

 

Four, Sein, les Glénans, Groix, à gauche la Teignouse, et nous voilà de retour à la Trinité, les épaules élargies par les embraques multiples, un peu fatigués, et secrètement heureux de se retrouver sous peu chacun chez soi.

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Bories (lundi, 14 octobre 2019 17:10)

    La prose est toujours aussi belle à lire ....! A suivre !!