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Les canaux de Patagonie


Nouvelle proposition de croisière : un mois pour remonter les canaux de Patagonie. On ne peut pas dire que l'évocation de cette destination me remplit d’allégresse, mais ce petit parfum d'aventure en bonne compagnie n'est pas pour me déplaire.

 

Fin février 2010, me voilà donc à Orly en compagnie de Florence. Bien sûr les contrôleurs du ciel sont en grève, et pour tromper notre attente, nous décidons de choisir quelques douceurs à apporter à nos hôtes. Connaissant leurs goûts, et tenant compte du fait qu'ils sont loin de France depuis un certain temps, nous optons pour quelques camemberts au lait cru, à point, et quelques tablettes de chocolat. Empaquetées au mieux, ces victuailles voyageront avec nous en cabine.

Malheureusement, à cause du décalage horaire du départ pour cause de grève, d'étape en étape le retard s'accentue, et bientôt une curieuse odeur se perçoit puis s'intensifie dans la cabine. J'ignore si nos mines détachées trompent qui que ce soit, mais plus angéliques que nous...

 

 

Arrivés à Santiago et constatant que nous disposons d'une journée avant la correspondance pour Punta Arenas dans le Détroit de Magellan, nous louons un taxi et lui demandons de nous présenter sa ville.

 

Très belle ville. Très bon souvenir.

 

Nous ne savons pas alors, qu'un ou deux jours plus tard un séisme va en détruire une bonne partie.

 

Enfin arrivés à Punta Arenas, nous récupérons nos sacs, les installons sur un caddy et nous préparons à quitter l'aéroport. C'est alors qu'un chien venant de l'autre extrémité de la salle, se dirige vers nous, la truffe palpitante, traînant une douanière essoufflée. La pauvre bête, sans doute alertée par les effluves suspectes émanant des camemberts, pousse de la tête dans les sacs concentriques enveloppant nos cadeaux. Sommés par sa maîtresse, restée à distance respectueuse, de dénouer nos sacs, nous apprenons alors qu'il est illégal d'importer des fromages au lait cru, et que nous risquons de propager je ne sais quelles toxines, et que... bla bla bla (en espagnol).

Je pense alors détendre l'atmosphère en émettant l'idée que le chien, ce soir, allait pouvoir faire un bon repas. Malheur à moi ! Tout juste si elle ne m'a pas passé les menottes et menacé d'appeler l'antenne locale de la SPA. Donc fromages à la poubelle et profil bas en direction de la sortie. Tous ces regards noirs et soupçonneux des passagers subis en pure perte, et la déception prévisible de nos hôtes, si près du but...

 

 

Après avoir erré dans le port, nous trouvons enfin Patrick, venu nous chercher en annexe, et visiblement soulagé que le temps soit calme ce soir là. Je ne prête pas attention à ce détail, mais le lendemain matin lorsque je me réveille, ballotté dans ma bannette, et que je glisse un œil circonspect et interrogateur sur le pont, je comprends : inenvisageable de mettre l'annexe à l'eau dans ces conditions, et hier soir nous avons bien failli rester à terre. Musclées, les conditions météo dans la région...

Le lendemain, temps calme, et après un dernier regard vers la Terre de Feu, Patrick donne le signal.   C'est parti !

Quelque temps plus tard, à l'occasion d'une requête de fichier grib avec l'Iridium, nous arrive une kyrielle de SMS et mails paniqués. Nous prenons connaissance du séisme, des destructions de Santiago, du tsunami, et des dégâts dans les îles. Nous avons un peu de mal à réaliser, car nous n'avons absolument rien ressenti, protégés sans doute par les îles et la profondeur de l'eau.

Ah, le Bono ! Ses plages de vase fine, sa bruine vivifiante... Mais qu'est-on venu chercher dans ce pays plein de dangers ? L'aventure, que diable !

 

Ainsi après avoir envoyé des mails, preuve de notre survie, et consulté la météo des prochains jours, nous recherchons le lieu de notre prochaine escale nocturne.

 

 

En effet, il suffit de constater que notre trace GPS passe parfois sans vergogne sur la terre ferme, pour nous dissuader de tenter toute navigation nocturne. Le GPS nous indique sur la carte, à peu près où l'on est, mais sans plus.

Heureusement la nature est bien faite, et a prévu la présence de caletas, sortes de petits abris naturels, bien répertoriés.

Ces petits havres de paix ne sont que très peu visibles de la mer, et les cartes ne sont pas assez précises pour les représenter. Nous disposons donc pour chacune, d'un point GPS d'entrée, et d'un schéma. Une fois à l'intérieur, on s'accroche comme on peut aux arbustes avec des bouts jusqu'au lendemain.

 

Nous arrivons donc dans notre première caleta. Une fois à l'intérieur, Patrick fait pivoter le bateau en examinant les lieux, et définit la meilleure stratégie d’amarrage. En effet, le bateau est dans un espace restreint, et ne peut être durablement immobilisé en attendant d'être amarré. Les manœuvres doivent donc être rapides, précises, et exécutées dans un ordre logique, sous peine d'échouage ou talonnage.

Me voilà donc dans l'annexe, chargé d'amener un premier bout à terre. Mais dans ce milieu inconnu, pas habitué à ce type de manœuvre,  sans repères, je me sens lent et malhabile. De retour à bord, Patrick m'explique qu'ainsi je mets le bateau en danger, et qu'il va falloir me réveiller. Tout penaud, je baisse la tête, entame un mea culpa... et commence à me gratter. J'ai curieusement sur le visage et les mains comme des piqûres de moustiques. Y aurait-il ici une race de ces sales bêtes résistant à ces conditions météorologiques ? Pourtant je n'ai rien entendu, pas le moindre zon-zon caractéristique signalant la présence de ces diptères honnis.

J'ai appris par la suite, que j'ai eu affaire à une espèce de petites mouches hargneuses vivant dans les broussailles, et s'attaquant sans bruit au premier animal à sang chaud venu. Bien sûr, je n'ai pas prévu mon attirail de lutte anti moustiques, matériel dont je ne me sépare pourtant jamais. Mais en Patagonie, comment prévoir ce genre de mésaventure ? Heureusement, Marie toujours prévoyante me tend un baume miracle, assurant calmer les démangeaisons. On ne m'avait pas tout dit !

 

Une fois le bateau assuré, la vie de mouillage reprend ses droits. Entre autre se restaurer. 

A ce propos, je tiens à lancer un avertissement solennel : il est impossible de trouver une moutarde digne de ce nom hors de nos frontières. Marie avait en réserve un petit pot acheté à Ushuia arborant fièrement la mention moutarde forte de Dijon et un petit drapeau français. Hélas, quelle déception ! Innommable mixture ! Salaud d'exportateur ou fournisseur indélicat ! Quand je pense que ce machin est censé représenter le bon goût français. A pleurer !

Cette réaction doit sans doute vous surprendre, mais loin de tout, chaque petit plaisir doit être préservé, et  chaque petite contrariété prend des proportions démesurées. Vous n'imaginez pas comment deux Knackis accompagnés de moutarde et d'une boîte de lentilles vous font voir la vie en rose !

Par contre, je me souviens de petits bonheurs tels que les deux fois où nous nous sommes octroyés une douche extérieure (à l'intérieur  la  moindre projection d'eau dans la "salle d'eau" provoque une inondation du carré). La recette est simple : une absence absolue de vent, un rayon de soleil, une température proche des 10°, et dans la jupe la douchette d'eau chaude. Rapide, mais vivifiant. C'est que dans ces contrées, la température n'engage guère aux ablutions intempestives, d'autant que Patrick use du chauffage avec parcimonie : nous ne disposons que d'une quantité de gas-oil limitée, et il faut faire fonctionner le moteur de temps à autre, ne serait-ce que pour faire tourner le désalinisateur. 

 

A propos de soins du corps, je ne peux résister au plaisir de vous exposer la théorie du rasage de Patrick. Plus écolo, y'a pas... :

Durant la nuit, il se forme sur la peau une pellicule grasse. Il est dommage de ne pas utiliser cette substance naturelle. Donc au lever, passer un peu d'eau fraîche sur le visage. Plus l'eau est froide, mieux c'est. En effet, plusieurs avantages à cette faible température de l'eau : elle durcit la pellicule nocturne, redresse le poil et réveille radicalement. Puis, avec précaution, utiliser un rasoir à lame unique (afin d'éviter le bourrage) et pratiquer.

Cette méthode peut sembler barbare, mais j'en confirme l'efficacité.

 

Revenons à la navigation.

Pour la marche du bateau, la voile est préférée. Et au louvoyage bien sûr, car nous avons toujours des vents de secteur nord, accompagnés d'un courant de face sur les trois quarts du parcours. C'est là que j'ai apprécié le choix de Patrick sur la conception d’Éclipse. Un secteur de 80° d'un bord sur l'autre (confirmé par les traces GPS), ça aide. Une fois le  maniement des bastaques maîtrisé, c'est tout bon.

  

 

Nous approchons peu à peu de la mi-parcours marquée par la présence du petit port de Puerto Eden où nous espérons nous procurer un peu de carburant.

Éclipse accosté au wharf après accord des autorités, nous faisons un tour d'horizon : il faut de bonnes jambes dans ce pays ! Nous apercevons des sentiers partant à l'assaut des hauteurs, et je ne me sens pas le courage de les affronter.

Maintenant, il est temps d'essayer de trouver de quoi alimenter le moteur et éventuellement le chauffage. Après discussion avec quelques membres de la population, il nous est indiqué  un dépôt de gas-oil à la sortie du village. Nous voilà donc partis  pleins d'espoir.

Arrivés à ce qui nous semble destination, nous demandons à un habitant confirmation. C'est bien là. Sous un auvent, un empilement de jerricans nous attend. Après discussion, il nous est même proposé une brouette pour le transport... et un repas. Nous nous empressons d'accepter les deux avec joie. 

Après sustentation, le cœur gai et l’inquiétude apaisée, nous transportons notre précieuse cargaison à bord. 

Après quelques manutentions et une nuit de repos, nous reprenons notre route.

 

 

Une question taraude Patrick : quelle est la part de carburant restant inaccessible au fond du réservoir ?

La réponse ne va pas tarder : soudain le silence.

Pas de problème, on a tout ce qu'il faut. Une fois le moteur réalimenté, il ne reste plus qu'à le réamorcer. Mais voilà, Patrick a beau brandouiller le petit machin et s'escrimer avec ses clefs plates, rien n'y fait. Le gas-oil ne parvient pas jusqu'au moteur !

Pour l'instant pas d'inquiétude, la mer est calme, peu de vent, juste quelques growlers discrets, mais que faire ?

 

Patrick, alors plonge à demi dans le coqueron, et remonte le gonfleur de l’annexe, et un rouleau de grey-tape, le ruban adhésif "à tout faire" présent à bord de tout bateau digne de ce nom.

Nous regardons, curieux, Patrick s'activer. Il adapte l’embout à la prise d'air du réservoir, et nous demande d'actionner vigoureusement le gonfleur, tandis qu'il lance le démarreur. Quelques secondes, quelques hoquets, et... c'est parti ! Sous les vivats de l'équipage, Patrick l'air modeste, range ses petites affaires...

MacGyver ? un rigolo !

 

Nous remontons ainsi les canaux, de calmes en coups de vent, de "tout dehors" à deux ris, jusqu'à la dernière caleta avant le passage en mer libre du golfe des Penas de sinistre réputation.

Je ne sais si l'erreur est due à une certaine décontraction provoquée par l'habitude, le vent qui forcissait, l'étourderie, mais nous entrons dans la passe, et "boum". Coup d’œil au GPS et aux coordonnées fournies par notre fascicule : nous nous sommes trompés d'entrée, la caleta visée est juste à côté. Heureusement, personne à l'horizon, et tout penauds, nous nous dirigeons vers notre prochain nid nocturne.

 

Après notre escapade en eaux libres, nous revenons dans nos chers canaux en passant de nuit, au sud de l'île de Chiloe, patrie de Francisco Coloane, romancier et chasseur de baleines.

Une surprise nous attends alors, le bateau malgré son vaillant moteur, se traîne lamentablement. Courants ? Hélice ? A la lueur d'une lampe torche nous constatons alors que nous sommes empêtrés dans un champ d'algues. Marche avant, marche arrière, bâbord, tribord, enfin nous en sortons. L'inquiétude fait place au soulagement. On a beau dire, de nuit, dans ces régions, on n'a pas les mêmes ressentis qu'en baie de Quiberon.

 

 

Nous décidons d'aller nous dégourdir les jambes sur les traces de Francisco Coloane. Nous avons eu tout loisir de lire ses aventures au long de nos soirées, et il doit bien y avoir sur son île, un musée avec quelques documents. Un musée il y a, et bien que peu partisan de la chasse à la baleine, à la vue des conditions de vie et des techniques de l'époque, je ne peux réprimer une certaine admiration.

 

Et voilà, nous approchons de notre destination : Puerto Montt. Un mois dans les canaux de Patagonie, c'est super. Jusqu'à présent, c'est ma meilleure croisière. Quand je pense que j'ai hésité à accepter !

Bientôt est venu le temps des "au revoir". Il est quatre heures du matin, l'avion vers Santiago nous attend Florence et moi.

 

A l'arrivée, nous sommes effarés par les conséquences du séisme, subi il y a un mois par la ville. Les trois quarts de l'aéroport sont détruits. Tous les services sont sous un village de tentes blanches. 

Il y a tout de même un avantage : la récupération des bagages. Ils sont éparpillés sur le tarmac zébré de crevasses toutes fraîches, tous bien visibles, et en un clin d’œil tous les passagers retrouvent leurs biens. Cette méthode de récupération est super efficace, bien plus que ces tapis roulants, qui nous obligent à sauter sur tout bagage approchant, et bousculant les autres voyageurs sous peine de devoir attendre un tour de piste supplémentaire. 

  

Madrid, Paris, Le Bono, c'est fini.

 

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